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Le nom d'Enki Bilal est apparu pour la première fois dans "Pilote" au début des années 1970, avec des histoires courtes, d'influence lovecraftiennes. La rencontre avec Pierre Christin, le scénariste de Valérian, aboutit à la création d'une série de "légendes modernes", qui comprend à ce jour cinq titres.

Refusant le concept du "héros", non pas comme il le dit lui-même, "par mégalomanie" mais pour éviter d'être associé avec un personnage, Bilal se lance ensuite dans la création totale avec "La Foire aux Immortels", dont il prépare actuellement la suite. Plus récemment, Bilal s'est tourné vers le cinéma, et a contribué à la réalisation des fantastiques "glass paintings" de "La vie est un roman" d'Alain Resnais. Il a enfin "habillé le squelette" de la créature de The Keep.


Q: Bilal, quelles sont vos influences?

R: Lovecraft a été pour moi la base de l'univers un peu délabré que je montre toujours. Philip K. Dick m'a aussi beaucoup influencé, ainsi que Roger Zelazny. C'est quelqu'un qui joue complètement avec l'univers qu'il a dans sa tête, et cela rejoignait ce que j'avais envie de faire. Il m'a beaucoup stimulé. Au niveau cinéma, je dirais, sans aucun doute, "2001, l'Odyssée de l'Espace". C'est un film que j'ai vu dix fois, et qui m'a beaucoup touché; c'était une époque où le cinéma de science-fiction commençait à se mettre en place. Les effets spéciaux étaient de très haute qualité mais, en même temps, il y avait des moments de tranquilité ménagés pour le spectateur. Dans "La Guerre des Etoiles" (que j'aime d'ailleurs beaucoup) on a un cinéma encore mieux réalisé que "2001", mais qui est hyper-efficace, hyper-rapide, hyper-consommable. Quand le film se termine, on sort et c'est fini.


Q: En tant qu'auteur de BD, que pensez-vous pouvoir apporter à un réalisteur de film fantastique?

R: Du point de vue du réalisateur, je ne sais pas. Je pourrais essayer de me poser cette question en tant qu'éventuel futur réalisateur, mais je ne le ferai pas. Du point de vue du dessinateur, être demandé par un metteur en scène, c'est dans un premier temps très flatteur.

Dans un deuxième temps, on peut se demander si le fonctionnement d'une telle entreprise est très sain.

En effet, pour "The Keep", Michael Mann est un homme que j'ai beaucoup apprécié. Je l'ai vu travailler et il m'a fait très forte impression. Mais nos contacts ont été très rapides, très brefs. Je crains quand même que, pour qu'une telle rencontre soit vraiment profitable, il faille au préalable que tous les termes de la collaboration soient précisés, au départ du projet cinématographique. Dès le moment ou le réalisateur commence a penser à son film, il faudrait qu'il contacte le graphiste. Jusqu'à présent, j'ai eu l'impression que tout cela se faisait au dernier moment. Le dessinateur est appelé à la rescousse, et doit produire très, très vite. Cela finit par donner une rencontre très "glissante", et il n'y a pas de véritable contact. Si le dessinateur, qui est quand même quelqu'un fonctionnant un peu comme le metteur en scène, en ce sens qu'il prépare son projet et le rêve longtemps à l'avance, est convoqué à la dernière minute, je me demande s'il n'est pas un peu employé à contresens, surtout quand il s'agit de travailler vite.


Q: Comment s'est déroulée votre collaboration sur The Keep?

R: Pour The Keep, cela s'est bien passé parce que, finalement, le sujet s'y prêtait. Je suis arrivé à un moment du film où je devais intervenir vite mais, en même temps, où j'avais tous les éléments pour le faire correctement. Il y avait une créature au rôle essentiel dans le film. Les deux premiers stades de sa conception étaient dejà plus ou moins terminés. Le squelette était fait et, à partir de celui-ci, j'ai dessiné un corps. J'ai habillé le squelette en quelque sorte. Je lui ai donné des traits, des superstructures etc... J'ai donc fait le stade final de cette créature, et tout s'est très bien passé, mais encore une fois, il aurait facilement pu en être autrement. J'ai été appelé à l'improviste et, une semaine après, j'ai du me rendre a Londres. Je suis arrivé avec mon crayon, ma gomme, et il a fallu travailler très rapidement. Michael Mann était en plein tournage. II passait d'un studio à l'autre, venait me voir pour discuter cinq minutes. Ou bien j'allais le voir. C'était donc un travail que moi, dessinateur, habitué à penser longtemps à l'avance, aurait pu ne pas sentir vraiment, et tout cela aurait donc pu très mal se passer. Or, il se trouve que le contact a été bon. Peut-être que Ia façon dont Michael Mann m'a amené à me poser le problème a été parfaite. Mais c'était peut-être risqué... II ne faudrait quand même pas que les gens du cinéma croient que les auteurs de BD ne sont que des dessinateurs. Ce sont des gens qui ont un univers, et il leur faut un minimum de temps pour créer. Si la collaboration s'établit plus longtemps à l'avance, cela peut donner, a mon avis, de très bons resultats.


Q: Comment Michael Mann a-t-il été amené à vous contacter?

R: II a, je crois, vu mes dessins dans "Heavy Metal", et c'est celà qui l'a amené a me rencontrer. J'ai été contacte fin 82. A ce moment-là, j'étais en train de travailler sur le film d'Alain Resnais, "La vie est un roman". Ce n'était pas une production à l'américaine avec des effet speciaux à la Star Wars, mais c'était quand même un travail très particulier, qui m'a pris beaucoup de temps. Ensuite, tout s'est fait très vite. Mon travail pour The Keep a duré cinq ou six mois, mais sous la forme d'une demi-douzaine de voyages rapides à Londres. Pratiquement des allers-retours, sauf une fois où Michael Mann m'a envoyé au fin fond du Pays de Galles, dans une mine où il tournait une grande partie du film. Il m'y a envoyé pour me faire plaisir. Je pense qu'il s'est dit, "voilà un univers qui va lui plaire, qui va le stimuler", même si, au niveau du travail, il n'y avait à ce moment-là, plus grand chose à faire. Il m'a demandé de trouver une solution à deux petits problèmes de décor, mais je dirais qu'il n'y avait pas nécessité pressante, à m'envoyer là-bas.


Q: Ayant travaillé au même moment sur le Resnais et sur The Keep, que pensez-vous des différences entre productions françaises et amiricaines?

R: Il y a une très grande différence! Je passais des Studios d'Epinay à Paris aux Studios de Shepperton qui pourtant ne sont pas Hollywood. Je voyais Reanais, qui est un grand réalisateur français, et même mondial, avoir beaucoup de mal à obtenir les moyens de faire ses films... Dès le départ, il y a une différence très nette et sans doute, pour le moment, irréversible. Cela m'a beaucoup amusé de voir que Michael Mann tournait sur trois ou quatre plateaux, avec plusieurs caméras at équipes techniques, et des décors très importants. J'ai vu, par exemple, pour la première fois, plusieurs plans se régler en même temps, à des endroits différents. Michael Mann passait d'un plan à l'autre, alors qu'à Paris, il n'y avait jamais qu'une équipe, même si ella était très bonne et compétente. Cette différence d'échelle se retrouve aussi à mon niveau. Par exemple, l'on m'a parfois fait venir à Shepperton sans que je comprenne très bien pourquoi.. Mais j'étais ravi. J'étais le "Papa" du monstre, et j'allais voir mon impressionnante progéniture. Est-ce que le fait, comme vous le dites vous-même, de n'avoir eu qu'à "habiller un squelette", fût un handicap du point de vue créatif?

C'est bien sûr toujours un peu frustrant d'être au service de la pensée d'un autre. Je n'accepterais pas de n'être que le crayon de la pansée d'un autre, comme par exemple de réaliser un storyboard. Ce n'est pas une question de prétention, mais de fonctionnement personnel. Mais là, le problème était différent, et plus intéressant. Il ne s'agissait pas simplement de concrétiser quelque chose, mais d'imaginer, de visualiser la forme de la créature. C'était presque un travail d'anthropologue, hyperexcitant. En plus, comme celà s'est passé très vite, je suis parti et j'ai fait quelque chose de très personnel.


Q: Vous a-t-on demandé d'apporter des modifications à votre design?

R: Il y a eu des petits changements de détails, qui provenaient sans doute de l'aspect extrêmement abstrait, voire nébuleux, qu'avait Michael Mann de l'image du monstre dans sa tête. En effet, le monstre dans The Keep n'est pas spectaculaire, au sens où il n'a pas de tentacules, etc... Ce n'est pas Alien. C'est un humanoïde, mais qui part de quelque chose de très inhumain. La difficulté résidait plutôt là. Michael Mann me donnait des impressions très vagues, que j'esseyais de transcrire. Mais tout s'est déroulé très bien. C'était fabuleux de voir un petit crayonné prendre forme, exister en trois dimensions.


Q: Etes-vous intervenu dans la fabrication du "costume" de la créature?

R: Lors de mon premier voyage, j'ai préparé plusieurs esquisses. Ensuite, j'ai suivi l'évolution de la créature, mais plutôt comme un travail de supervision. J'ai fait un dessin sans m'interroger sur le devenir technique de mon concept. Je suis parti sur la base que tout était possible. On ne m'a jamais dit qu'il y avait des contraintes techniques. Je n'ia même pas mis mon crayonné en couleurs, parce que je n'avais pas emporte mon matériel avec moi, et que je n'avais pas le temps de revenir à Paris pour celà. De toute façon, Michael Mann m'avait très bien decrit le contexte du film, qui est celui d'une mine désaffectée, où tout etait à base de suie et de fumée, également gris mat. Et mes couleurs sont des couleurs froides, grises, etc. Mais tous les autres détails que j'avais indiqués ont été très bien suivis dans le costume, sur le crêne, les épaules, les muscles hypertrophiés du cou, etc. Je tire un coup de chapeau à l'équipe qui a construit le costume du monstre! En conclusion, qu'avez-vous retiré de votre collaboration au film? J'ai fait du Bilal, mais à l'intérieur de Michael Mann. J'ai seulement traduit ses peurs, ses craintes, ses obsessions. Peut-être Ia crainte du facisme, par laquelle on se rejoint. J'ai été ravi d'être un peu le concrétisateur de ces craintes!


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