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Français d'origine yougoslave, Bilal dit passer par le futur pour mieux aborder le passé et le présent. Et en dénoncer l'horreur... avec humour. A travers ses bandes dessinées, ses livres ou ses films.


Q: Thème récurrent dans votre oeuvre, la mémoire est la trame de votre dernier livre, cosigné avec le romancier français Dan Franck. Un Siècle d'amour raconte en fait un siècle de terreur...

R: Toute création repose sur la mémoire. L'artiste est un être fait de mémoire et de sensibilité. Comment parlerait-il de l'homme et du monde sans puiser non seulement dans l'histoire, mais aussi dans la mémoire: la sienne, celle de la société, celle de la nature. Cette mémoire peut se profiler dans l'oeuvre de manière plus ou moins manifeste, plus ou moins affirmée. Mais, même lorsqu'elle est à peine perceptible, elle demeure la matière première de l'art.


Q: Quelle distinction faites-vous entre histoire et mémoire?

R: Un Siècle d'amour, par exemple, n'est pas un livre sur l'histoire, même s'il parcourt le monde de 1914 à 1999, en passant par Guernica, l'Holocauste, Hiroshima, l'Afrique Des chapitres de l'histoire assez classiques, finalement. Chacun évoque une tranche de vie d'une femme, prise dans le tourment de la guerre. Dan a écrit les récits de ces 13 témoins, victimes et héroïnes de notre temps. J'ai peint leurs portraits.
Mais le livre n'est pas d'une grande précision historique. Les événements ne sont pas datés et les lieux pas toujours précis. On part de Sarajevo 1914 et on débouche sur Sarajevo 1999 et non, comme dans la réalité chronologique, sur les évènements du Kosovo. Pourtant, ces derniers étaient déterminants pour ce livre. Il faut y voir une infidélité voulue, «artistique», à l'histoire et non une volonté de l'occulter. Ville multiethnique et multiculturelle sacrifiée dans l'horreur, Sarajevo est devenue un emblème de la mémoire de ce siècle assassin.


Q: Dans Le Sommeil du monstre, bande dessinée directement inspirée par la guerre à Sarajevo, dont vous êtes le scénariste et le dessinateur, vous vous placez en 2026 pour observer le monde d'aujourd'hui. Pourquoi ce décalage?

R: Bizarrement, lorsque je peins une scène brutale, si je l'imagine dans le présent, j'en éprouve un véritable malaise. En revanche, si je la situe 20 ou 30 ans plus tard, ce décalage me procure une forme de plaisir de création.
Il me semble que l'artiste a besoin de sortir de son temps, peut-être, précisément, pour s'arranger avec ses propres malaises. Les images horribles de l'Afrique ou de la Tchétchénie, qui envahissent les médias, nous rapportent l'information en temps réel, sans entrer dans le débat sur sa qualité. Elles nous parviennent par les véhicules de la réalité que sont la photographie ou le reportage. Ces images font partie d'un langage qui n'est pas celui de l'artiste. Le sien est justement ailleurs.
Il y a donc à la fois le malaise personnel, mais aussi la volonté de se déplacer, de décrocher du réel. Ce qui n'empêche pas d'y revenir. Je passe par le futur pour revenir à la fois dans le passé et dans le présent.


Q: Ces trois dimensions du temps s'interpénètrent souvent dans votre univers. La première scène du Sommeil du monstre, par exemple,
se déroule dans un vieux taxi jaune new-yorkais, transformé en engin volant. Ces détails de notre époque font que le lecteur
n'a pas vraiment l'impression d'être tout à fait dans un monde de science-fiction.

R: Et ce n'est pas mon but. D'ailleurs, le terme me gêne quelque part. Je suis contre toute sorte de calibrages, de codifications, de classifications de la littérature. Je ne dissocie pas l'univers de Jules Verne, d'Orwell, de Lovecraft, de l'imaginaire de Baudelaire, de Kafka ou de Poe. Par ailleurs, il me semble que les frontières entre les genres sont en train de s'estomper. Il y a de plus en plus d'auteurs qui intègrent la dimension du futur dans leurs oeuvres, qu'elles soient romanesques ou philosophiques.
Cela dit, j'ai une passion pour la science-fiction depuis mon adolescence. C'est elle qui m'a amené à observer notre monde dans sa dimension cosmique, à avoir une vision globale de la Terre, qui intègre à la fois mes questionnements sur l'existence d'autres formes de vie et sur notre condition d'humains.


Q: Qu'est-ce qui vous préoccupe particulièrement dans le monde d'aujourd'hui?

R: Sans tomber dans le piège d'une «écologie primaire» qui a du mal à s'exprimer et s'exprime souvent maladroitement, je dois dire que j'ai peur pour la planète. Elle s'affaiblit à vue d'il. J'ai le sentiment d'un terrible gâchis. Nous avons trop pioché la Terre, nous avons consommé à tort et à travers ses ressources, nous avons fait des dégâts irréversibles.
L'intégrisme est aussi une de mes grandes angoisses. Imaginez le «talibanisme» à l'échelle mondiale! C'est terrifiant. La religion peut devenir très dangereuse, notamment si elle entre dans une logique de secte. Et toutes sortes de dérives sont à craindre dans ce monde qui est en pleine mutation et qui ne sait pas trop où il va. Cette incertitude de l'avenir est excitante, mais elle est aussi effrayante. Il y a 20 ans, le monde était encore simple dans sa bipolarité. Presque simpliste. Du côté où on était, c'était le bien. De l'autre, le mal. On savait où était l'ennemi. Nous avons grandi dans ce monde-là et nous avons été formés dans son moule. Puis, soudain, tout s'est effondré. La transformation a été si rapide et si brutale, qu'elle nous a pris au dépourvu. Les esprits n'y étaient pas préparés. La guerre en Yougoslavie en est la preuve. C'était presque une guerre du siècle dernier. Elle était archaïque. Et ce sont les «archaïstes», qui l'ont provoquée.



Q: Nike, le héros principal du Sommeil du monstre se bat contre l'«Obscurantis Order», une espèce de secte dirigée par «trois nouveaux leaders charismatiques autoproclamés». Peut-on y reconnaître les dirigeants qui ont provoqué l'éclatement de la Yougoslavie, le Serbe Milosevic, le Croate Tudjman et le Bosniaque Izetbegovic?

R: C'est plutôt de l'intégrisme qu'est partie mon idée de l'«Obscurantis Order». Mais, le lecteur est libre de faire sa propre lecture. Là est justement l'intérêt du livre: que chacun s'y retrouve. Et il n'est pas interdit, en effet, d'établir un lien avec ces trois chefs d'orchestre de la guerre, parfaitement tolérés et cyniquement acceptés par l'Europe. Alors qu'il y avait mieux à faire. Dès la montée des nationalismes en 1987, elle aurait dû intervenir. Pas forcément par les armes. Elle aurait dû agiter à la fois le bâton et la carotte, en disant: «Attention, l'Europe est en train de se construire, ne manquez pas l'occasion». A l'époque, la Yougoslavie était la mieux placée de tous les anciens pays socialistes pour intégrer l'Union européenne.


Q: Comment avez-vous vécu la guerre dans ce pays dont vous êtes originaire?

R: Comme un coup de poing, évidemment. Je vis en France depuis 1960, mais je suis né à Belgrade, d'un père venu d'Herzégovine et d'une mère venue de Tchécoslovaquie, à l'âge de deux ans. J'y ai passé les neuf premières années de ma vie. Je suis yougoslave d'origine, ou si l'on veut, «yougoslovaque», comme m'appelait Alain Resnais, réalisateur du film La Vie est un roman, dont j'ai fait les décors.
J'adorais ce pays: Split, Dubrovnik, Sarajevo, Belgrade J'y retournais dès que je pouvais, même s'il était plus un souvenir d'enfance qu'autre chose. Puis, j'ai été brutalement aspiré par la terrible réalité de la guerre. Mais, en même temps, je suis resté en dehors. Comme une bonne trentaine d'années s'étaient écoulées depuis mon départ, j'étais dans une position d'observation, de lévitation, je n'ai pas pris de positions tranchées. C'était douloureux. Je me sentais happé par cette histoire et en même temps j'essayais de garder une sorte de détachement pour comprendre. Je n'ai pas forcément bien compris. Certaines situations relèvent de l'irrationnel Je voyais des intellectuels français prendre des positions qui me paraissaient parfois grotesques. Même si leur fondement était bon, même s'il y avait en elles une forme de générosité, je m'en méfiais.
Bref, c'était très dur à vivre, mais rien à voir, évidemment, avec ceux qui étaient sur place. J'ai vécu et exorcisé ces angoisses à ma manière, avec Le Sommeil du Monstre.


Q: Dans l'univers assez sombre de cette bande dessinée, dominé par des couleurs froides, l'humour perce à tout moment, y compris les plus graves. Vous écrivez, par exemple: «Un obus traverse une aile de l'hôpital, faisant trois victimes, dont un téléviseur Sony éteint, innocent».

R: C'est avant tout une affaire entre l'auteur et son écrit. J'ai besoin de l'humour, bien sûr. Il désamorce certaines choses. Il allège un peu le propos qui, autrement, serait parfaitement indigeste.


Q: En exergue à La Foire aux immortels, vous citez un passage des Ecrits divers de Choublanc, gouverneur fasciste de Paris, en 2023: «L'immortalité est une forme de dictature de la vie sur la mort étant dictateur, et en vie, il ne me reste plus qu'à devenir immortel. Et je le deviendrai! dussé-je en mourir!»

R: Dans cette bande dessinée, complètement délirante, où les dieux égyptiens jouent au Monopoly dans une pyramide volante en panne de carburant, qui plane au-dessus de Paris, je décris la quête de l'immortalité dans sa dimension la plus grotesque. Choublanc, pour qui mémoire et histoire sont des notions périmées, est prêt à tout pour devenir immortel. En même temps, Alcide Nikopol, déserteur balancé dans l'espace en 1992, dans un frigo volant, tombe du ciel, surgelé! Ce misérable mortel est sauvé par le dieu Horus, qui veut se servir de son corps pour régler ses comptes avec le panthéon égyptien. Une trentaine d'années se sont écoulées, Paris a beaucoup changé, Alcide est paumé. La mémoire lui revient petit à petit et avec elle, des poèmes de Baudelaire, qu'il va réciter tout au long des événements. Le premier: Une Charogne qui, justement, décrit la mort, dans son aspect le plus répugnant.
Je n'aime pas la mort, elle me terrifie et j'y pense toujours d'une manière un peu abstraite. Je m'arrange avec elle comme je peux. Mieux vaut en rire, non?


Q: Vous nommez ce dictateur monstrueux Choublanc. Est-ce pour le prédestiner à l'échec? Y a-t-il un symbolisme dans les noms de vos héros?

R: C'est très étrange. Les noms, tout comme les titres, s'imposent d'eux-mêmes. Je ne sais ni comment, ni d'où ils viennent. Mais je sais que je suis incapable de faire un livre ou un film, sans savoir son titre à l'avance. Le personnage naît en même temps que son nom. C'est immédiat. Il n'y a rien de prémédité là-dedans.
Quand j'ai commencé l'histoire de Choublanc, je ne savais même pas comment elle allait se dérouler. Pour mon prochain album, qui est la suite du Sommeil du monstre, j'ai déjà le titre: Le 32 décembre. Au moment où j'écrivais «32 décembre», je ne savais pas ce que ça voulait dire. Maintenant, un des buts du livre est justement de lui trouver une fonction.


Q: Pourquoi avez-vous baptisé le chef de l'«Obscurantis Order» Warhole? Vos personnages féminins, peints dans une couleur dominante, doivent pourtant quelque chose à Andy Warhol.

R: Il y a là un jeu de mots: war-hole, le trou de la guerre. Ce trou béant au-dessus de la tête de Nike, dans l'hôpital à Sarajevo. Mais en même temps, l'allusion à Warhol est volontaire. Les noms peuvent receler une multitude de correspondances. Vous verrez dans le prochain album que Warhole est, lui aussi, un artiste. Un artiste du mal suprême. Il a décidé de faire du mal un art. Sa stratégie géopolitique du précédent album sera gommée, dans le suivant, au profit de sa stratégie d'artiste.


Q: Vous donnez souvent des noms de personnages réels à vos protagonistes. Nike porte le nom de Hatzfeld, le journaliste du quotidien français Libération, grièvement blessé à Sarajevo, en 1992. Dans Froid Equateur, vous faites un clin d'il au chorégraphe d'origine albanaise, Angelin Preljocaj.

R: L'actualité est pour moi la matière première de toute projection dans l'avenir. Je m'en imprègne régulièrement et mon récit, qui se déroule dans le futur, est jalonné d'éléments du présent. Et si mon lecteur n'a pas une culture politique du monde d'aujourd'hui, il risque d'être parfois un peu dérouté.
Quant à Angelin, c'est assez particulier. Froid Equateur est sorti en 1992. Deux ans auparavant, j'avais travaillé sur la scénographie et les costumes de son Roméo et Juliette. C'était une rencontre exceptionnelle et doublement excitante. Je découvrais, les yeux grand ouverts, le monde de la danse qui m'était alors quasiment inconnu et je découvrais en même temps un artiste formidable. Il est devenu un ami.


Q: N'y a-t-il pas une «complicité balkanique» derrière ce succès?

R: Bien sûr. Nous avons une sensibilité «balkanique» commune. La façon dont Angelin voulait monter Roméo et Juliette m'a immédiatement séduite: ce côté très radical, la dimension sociale du drame qui prend des proportions politiques, voire ethniques. C'était une expérience très enrichissante, qui m'a permis de me mettre au service non seulement de la plus belle histoire d'amour au monde, mais aussi d'un créateur qui passe par le corps des danseurs pour extérioriser ses idées. Pour un dessinateur, c'est fascinant de voir comment les corps s'expriment.


Q: L'héroïne de La Femme piège, s'appelle Jill Bioskop. Son nom veut dire «cinéma» en serbe. Froid Equateur commence et se termine par des scènes de tournage. Une passion?

R: Le cinéma et moi, c'est une longue histoire. Il est pour moi, depuis l'enfance, un moteur de l'imaginaire. Adolescent, j'avais comme une espèce de fascination pour cet art que je sentais à la fois proche et parallèle de celui que je rêvais de faire. C'était un stimulant extraordinaire. Mais, en même temps, il me paraissait inaccessible. Je me suis donc lancé dans le dessin, qui était pour moi une façon de faire du cinéma, librement, chez moi, tout seul.


Q: Plus tard, vous avez réalisé deux films de fiction: Bunker Palace Hôtel et Tykho Moon. Quelle est votre expérience du «vrai cinéma»? Est-il beaucoup plus contraignant que la bande dessinée?

R: Ça n'a rien à voir. Le cinéma, ce n'est que de la contrainte. Quand on fait de la bande dessinée, on n'a pas besoin de penser au coût de fabrication, aux lieux de tournage, au matériel, aux acteurs. Tout dépend de l'auteur. Il est extraordinairement libre. Mais c'est justement dans cette liberté que réside le danger de dérapage. Le dessinateur doit constamment la contrôler, la brider.
Mais le monde de la cinématographie est en train de changer. Grâce aux nouveaux outils, comme les petites caméras numériques, les nouvelles générations de cinéastes pourront produire des films avec des petits moyens et, surtout, avec plus de liberté que leurs prédécesseurs. Je pense qu'on s'achemine vers une bipolarisation du cinéma: d'un côté la grosse machine spectaculaire et de l'autre, un cinéma intimiste, fait presque à la dérobée, qui sera certainement très intéressant.


Q: Y a-t-il une parenté entre l'univers de vos bandes dessinées et celui de vos films?

R: C'est le même univers: mêmes préoccupations, même atmosphère. On m'a d'ailleurs reproché de faire «des films de BD». C'est complètement ridicule. Qu'est-ce que ça veut dire «un film de BD»? C'est peut-être parce qu'ils ont été perçus comme tels qu'ils n'ont pas vraiment bien marché en France. En revanche, au Japon, ils ont eu un accueil exceptionnel, tout comme mes livres.


Q: La bande dessinée a emprunté un chemin plutôt tortueux avant d'être reconnue comme le 9e art. Comment ses auteurs sont-ils perçus aujourd'hui?

R: Personnellement, je suis extrêmement bien perçu et plutôt favorisé. Je suis très médiatisé, même trop par moment. Je dois faire attention. Mais je sens toujours, chez certains, une espèce de petit mépris pour l'expression graphique en général. Il existe encore des milieux littéraires, éditoriaux, cinématographiques aussi, qui continuent de penser que le verbe est plus noble que l'image.


Q: En 1992, Froid Equateur a pourtant été désigné «livre de l'année» en France, par la rédaction du magazine Lire.

R: La nouvelle a été très mal reçue, justement, aussi bien dans le monde littéraire que dans le monde de la bande dessinée. La presse n'en a pas parlé. C'était assez cocasse. C'est curieux, mais même le monde de l'art dénigre le dessin et la bande dessinée. Il y a un an, le magazine français Beaux-Arts a fait une accroche sur le Festival de la bande dessinée à Angoulême. Les premiers mots de l'éditorial mettaient en garde le lecteur: attention, qu'on ne se méprenne pas, ce n'est pas parce que nous y consacrons un dossier que nous la considérons comme de l'art. Que les choses soient claires et nettes, la problématique de Daniel Buren et d'Enki Bilal n'ont rien en commun.
Quelques temps auparavant, la revue m'avait réservé cinq pages. Et là, il y a eu comme une espèce de remord, tout à coup. Il ne fallait surtout pas effaroucher les vieux abonnés. Mais en même temps, il fallait lorgner du côté des jeunes. Cette démarche est assez malhonnête. Mais j'ai bon espoir. Je crois que les tenants de ce type de pensée unique sont, heureusement, condamnés à disparaître ou à se transformer.

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