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[Article "Les Eclats de Bilal" dans L'Humanité]

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      05 Février 2001 - TRIBUNE LIBRE

      Les éclats de Bilal

      Par Yann Moulier-Boutang (*)


    Multitude des fils du présent : ici et maintenant, le futur, dans ses éclats. Enki Bilal n'expose pas ses dessins ; il ne fige pas ici l'ouvre au passé dans l'esthétique intemporelle d'une galerie d'art, dans une collection de détails arrêtés pour l'éternité. S'il invite dans une bibliothèque, ce doit être qu'il écrit à sa manière, à découvert, mais sur le bandeau noir, en sous-sol à Paris. Dans la ville ouverte, où pourrait mieux s'épancher pour lui le trop-plein de bruit et de fureur, que dans le silence des livres qui content à leur manière, non une histoire, mais de l'histoire tout court, brute de décoffrage. La nef (celle d'une ville est toujours un peu celle des fous) ne coule pas, dit la devise, mais elle en a vu assez pour faire place sur ses déjà lourds ponts de pierre à l'étrange ballot de l'enfant adulte colporteur estampillé Belgrade-Paris 1960. Enki a été un immigrant. Enfant du voyage, one way ticket. On ne le surprend jamais dans ses histoires à broder sur le motif du retour.

    Le chemin, je parie qu'il l'a refait cent fois depuis en sens inverse Paris-Belgrade, Paris-Sarajevo. Mais demeure toujours l'aller simple sans le filet de consolation du retour garanti. Jusqu'à ce que la guerre, la plus complète de toutes, qu'on nomme sans doute par antiphrase, civile, ait rattrapé ses personnages. Qu'elle ait coupé les ponts au sens propre, à Vukovar, ou sur le Danube. Qu'elle rende visible ce que l'immigré a vécu mille fois dans sa tête, la frontière tirée au cordeau de sang dans la ville, dans ce que les pouvoirs décrètent no man's land. Dans tous ces lieux Sarajevo (adjectif désignant, depuis 1993, la destruction de l'urbain, du nom de la ville bosniaque homonyme), là où il y a si peu encore, se métissaient les couleurs des langues, les oriflammes religieuses de l'au-delà, les armes des clubs sportifs, le sang des mariages.

    Bilal est-il le Yougoslave, l'immigré d'Europe centrale, que la France connut bien de 1880 aux années trente ? Ce serait enfermer dans un régionalisme, dans une meurtrière identité imposée (bosniaque, serbe, tchèque, française) ce qui précisément a transformé chacun d'entre nous, le devenir immigré de tout Européen : rebelle à toute purification ethnique, irréversible, irrémédiable mélange. Celui de redevenir sujet, de s'affirmer sur le mode mineur, sans s'enfoncer dans les logiques identitaires, ce virus majoritaire inoculé aux communautés et aux minorités (...). Créer : chercher à rattraper le temps. Un temps qui n'est pas celui des Big Ben, des faux vrais journaux, des Big Brother, dans les Big States qui aspirent à réguler, heureusement le plus souvent en vain, la surveillance du territoire et des mémoires. L'ordre d'être simplement contemporain - tout ce qui reste de sauvable de la saga moderne ? - ne laisse en paix ni le dessin ni l'histoire, pas plus les bulles que le trait ou la couleur. Voilà la bande dessinée comme toutes les autres formes d'art - la peinture par exemple à la fin du XIXe siècle - prise au défi : tremper la plume, le pinceau, dans une encre de sang. Bleu sang, blancs laiteux, sueur sur la couleur des murs éraflés par les balles, plus jamais des murs sans éclats.

    Beaucoup d'essais, de mots avec des mots, sur le nouveau millénaire. Les artistes des grands genres sont de leurs propres entrailles, nouveaux haruspices fatigués, lassants, ou bien ils n'en finissent pas de langer leur propre nombril dans un monde sans naissance. Le monde comme il va, lui, suit sa route. Ne demeurent à ses basques que les chats télépathes plus rayés que les colonnes de Buren. Tous attendent leur chroniqueur, les empires qui meurent lentement, même si leur effondrement fut foudroyant, l'empire à l'apogée, même les fotus d'empire en gestation qui ont aspiré les enfants presque absents dans ce genre officiellement dédié à la jeunesse (il est vrai que ça n'est pas plus mal : on en a trop vu dans les jeunesses socialistes, ces publicitaires à recycler d'urgence puisqu'ils ont réussi à faire sourire Colgate même les enfants, et qu'au demeurant les adultes de Bilal n'ont pas d'enfance puisqu'ils charrient la leur pour un type d'éternité qui intrigue tant Horus à l'inverse de ses plus conformistes comparses). Racine fut historiographe du pouvoir royal. Malraux, le roman policier de la révolution. Et Bilal ? Historiographiste peut-être d'une histoire post-communiste (...) Sa seule réconciliation porte des prénoms de femmes. C'est un éclat en forme de gemme, serti dans un alliage particulier. L'humour est le sourire des situations de désespoir. L'humour noir, le seul bien de ces hommes murés dans des intrigues qui ont confisqué la liberté à leur seul usage, faire rire le désespoir (...).

    (*) Economiste. Professeur à l'université de Bretagne sud et à l'IEP de Paris. Directeur de la revue Multitudes. Dernier ouvrage paru : édition des Lettres à Franca, de Louis Althusser, Stock, IMEC, 1998. (Extraits d'Enki Bilal, Editions Christian Desbois.)



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