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Interview de Enki Bilal (30/03/1997) par Olivier Loncin

Proposé dans le cadre du Festival International du Film Fantastique, de Science-Fiction et Thriller de Bruxelles en 1997, TYKHO MOON n'a pas fait l'unanimité... Même si l'univers de Bilal reste présent, il y manque une certaine profondeur. Malgré quelques défections de dernière minute, une partie de l'équipe de TYKHO MOON était présente pour rencontrer la presse. Johan Leysen taiseux, Marie Laforêt jouette et Enki Bilal concentré étaient sous le feu des questions.

Question: Pourquoi être passé du crayon à la caméra?

Enki Bilal: Parce que je crois qu'il faut essayer de bouger dans la vie. Pour moi, le cinéma et la BD sont deux passions qui ont toujours été parallèles. J'ai découvert le dessin quand j'étais tout petit, en même temps que le cinéma. Le cinéma me stimule pour dessiner. Lorsque j'ai commencé à découvrir la BD, j'ai eu l'envie de raconter des histoires. L'essence même de la BD c'est de marier le texte au dessin. C'est d'entrer dans un jeu de narration. C'est, à la limite, retrouver le fonctionnement du cinéma. Retourner au cinéma, ça me donne envie de dessiner et ainsi de suite. Ma culture de conteur d'histoires, elle est à la fois cinématographique et romanesque. La littérature aussi a participé à l'élaboration de mon graphisme. La BD c'est avant tout un moyen de raconter des histoires. Je ne me considère pas comme faisant exclusivement partie de la bande dessinée. (...) J'ai toujours rêvé de cinéma en faisant de la BD. Sans pour autant considérer que le cinéma soit supérieur à la BD. Je pense même que le cinéma est un peu inférieur sur le plan de la liberté de création qui existe dans la BD. Parce que le cinéma est une industrie, qu'il y a énormément de contraintes, qu'il faut toucher un large public... (...) C'est en essayant de garder cette envie de liberté sans concession, que mes éditeurs m'accordent, que j'essaye de faire du cinéma. Ce n'est pas toujours facile. Mais ce 2ème film est un film relativement sans concession. (...) J'aimerais simplement que quelqu'un qui sait dessiner et qui est reconnu dans ce domaine là puisse faire du cinéma. J'aimerais qu'il y ait un peu plus de tolérance dans ce sens là.

Q.: La création de votre film vous la voyez comme celle d'une BD?

E.B.: Oh non, ça n'a rien à voir. Déjà ma propre BD n'a rien à voir avec la BD de "tradition" franco-belge. (...) Il y a une BD contemporaine qui est totalement libérée de ces influences passées. C'est bien. Le cinéma aussi, il faudrait qu'il se libère de ses influences passées. Si on reste dans un cercle fermé avec les mêmes références, on n'avancera pas. Et on va y arriver car le monde va éclater pour nous. Ceux qui n'auront pas voulu bouger vont être piégés. D'ailleurs, on n'est pas loin de ça.

Marie Laforêt: Ça se passe pas loin, d'ailleurs (ndlr: 70.000 personnes défilaient à cet instant même dans les rues de Bruxelles en faveur d'une Europe sociale).

E.B.: Acceptons et les métissages et les rencontres et les passerelles. Sinon on va être figé dans notre ciment et il sera trop tard. Et ça, je le dis pour toute la culture.

Q.: Quels sont vos influences en matière de fantastique?

E.B.: Je ne considère pas mon film comme un film de genre. Ce n'est pas un film fantastique, ni de science-fiction. C'est un film difficilement classifiable mais qui a un héritage d'imaginaire. (...) Je rends hommage à tout ce qui joue avec l'imaginaire.

Q.: N'est-ce pas difficile de se revendiquer de l'imaginaire dans un pays comme la France qui est la patrie du rationalisme?

E.B.: C'est impossible de se revendiquer de ça. Et c'est bien dommage car il faut se rappeler que Mélies était français et qu'il a énormément apporté au cinéma. Franju était français. Ils ont joué avec l'imaginaire. Il y a eu une cassure qui fut la Nouvelle Vague qui a apporté énormément de choses au cinéma mais qui s'est un peu enkystée par la volonté de certains. Il est peut-être temps de provoquer des courants d'air pour que les choses circulent mieux.

Q.: Votre film est-il un exorcisme ou une manière de prévenir une situation qui pourrait se développer en France?

E.B.: Il y a pas mal d'exorcisme dans tout ce que l'on fait, quel que soit le moyen de création. (...) Dans ce film, la dictature à Paris, ce n'est pas du tout un problème d'exorcisme car Paris ne risque pas, quoique?, de glisser vers une dictature de ce type-là, c'est-à-dire avec un seul homme. Même si on connait un certain Lepen. Il faut s'y opposer et on s'y opposera bien avant qu'il ne gravisse les échelons politiques qui mènent au pouvoir suprême. Dans le film, le pouvoir est traité de manière emblématique. C'est la somme d'un certain nombre de dictatures qu'on a connues. (...) Faut pas se fermer les yeux. Ce n'est pas une obsession personnelle, c'est notre obsession à tous. Inconsciemment, on sait ce que c'est. Dans le film, c'est une façon de montrer comment on pouvait, sous forme de fable, essayer d'échapper à cela. Parce qu'on tous envie d'échapper à cela. Une façon c'est peut-être de regarder le ciel. Tout simplement. Moi je regarde très souvent le ciel pour contempler les étoiles. Je trouve que ça fait du bien. Et quand on est sur la Lune, peut-être que c'est sympa de regarder la Terre et d'essayer de la regagner cette Terre. Et l'Amour -là on entre dans un jeu plus cinématographique et traditionnel- est une possibilité de s'échapper. (...)

Q.: En tant que dessinateur vous avez la possibilité de dominer complètement vos personnages. En tant que réalisateur vous devez composer avec les acteurs qui les interprètent. Comment cela s'est-il passé?

E.B.: Ce film est un film réellement collectif. On ne s'est pas trouvé dans un cas de figure où un metteur en scène se met à jouer au tyran.et cherche à extirper de ses acteurs des sentiments, des émotions, des accidents qui tourneraient autour du script. Là, il y a un script extrêmement précis avec des personnages qui sont dessinés avec précision. Cette précision, il faut que l'acteur la ressente. Aussi bien Marie que Johan, Julie, Piccoli, Trintignant, tous ont immédiatement saisi le sens de leur personnage. Je pouvais dès lors leur dire "si vous comprenez le sens de votre personnage, proposez-moi des choses". (...)

M.L.: Oui,. Quand on a un scénario habituel, on a généralement plusieurs possibilités qui se présentent. J'ai un personnage de garce ou de femme fatale ou de bonne-maman. Il y a telle et telle chose que l'on peut mettre dedans pour répondre à la proposition. (...) Mais la proposition est généralement vague. C'est une proposition ouverte. Dans le film d'Enki, il y avait une proposition qui avait l'air d'être pincée, étroite alors qu'en fait elle donnait la possibilité d'exprimer -peut-être à cause de l'imaginaire qu'il transporte et qu'il nous a communiqué- des personnages beaucoup plus vastes dont on pouvait imaginer le passé. Tout collait juste parce que les dialogues étaient justes, parce que artistiquement la proposition était juste.

Johan Leysen: Au début, javais peur de 2 choses. D'abord de la ressemblance avec les BD et deuxièmement de la gestion du temps. Et aussi, de la solitude du personnage. Tout le monde est solitaire dans ce film. Normalement un personnage devient clair en fonction des relations qu'il a avec les autres. S'il est seul, cela devient assez compliqué de dessiner un personnage. Heureusement, j'ai eu la chance d'avoir Julie Delpy à mes côtés. Pour ce qui de la ressemblance avec les dessins, je me suis dit dès le début "Enki pour moi est un réalisateur. Ses BD, je les jette pour l'instant." Troisièmement, le temps. Je le voyais placer sa caméra à des endroits assez picturaux. L'image de départ était toujours très, très belle. Le problème c'est qu'au départ de la scène, c'est bien, la caméra est là, c'est comme un dessin. Puis là, il faut bouger, il faut parler, il faut sentir, il faut réfléchir. Aller d'un moment à un autre, avec ces textes-là, au début je me suis dit "c'est impossible". Après 2, 3 jours, je me suis rendu compte que ce n'était pas du tout pictural. C'était un truc vivant.

Q.: Vous auriez dit que TYKHO MOON serait votre dernier film dans un système de production classique. Qu'en est-il?

E.B.: C'est vrai. Je n'ai pas du tout envie de refaire un film dans le cadre d'un système aussi rigide et aussi contraignant et aussi peu perméable à la liberté de création. C'est un système avec lquel il faut composer. Je n'ai pas envie de composer avec ce système-là. J'ai pris de très mauvaises habitudes avec la BD qui me donne une liberté absolument totale. Je ne vois pas pourquoi j'irais dans le monde du cinéma pour ne faire que des concessions et courir après quoi? Un succès hypothétique en me disant je vais mettre un peu de ci et un peu de ça parce que c'est ça qui est demandé en ce moment. (...) Ce que j'ai aimé dans mon expérience avec mes deux films, et surtout le deuxième, c'est le travail avec les acteurs. (...) Je suis tombé dans ce piège qu'est le plaisir de travailler avec eux. (...) Avec la caméra également, je me suis libéré. Malgré le manque de moyens, on a réussi avec l'équipe de la caméra à faire quelque chose de cohérent autour des personnages. C'est ça que j'ai envie de continuer à expérimenter pour la liberté et pour le plaisir de créer. Et ça ne passe évidemment pas par des gros budgets. Plus on a un gros budget et plus les concessions sont grandes puisqu'il faut que le gros budget serve à rapporter beaucoup d'argent. La seule solution c'est d'avoir un tout petit budget et de faire un film artisanal. (...) J'ai appris à aimer la liberté par la BD. Mon but maintenant c'est d'obtenir en tant que cinéaste une liberté semblable à celle du dessinateur. Ça ne va pas être facile, mais ça va être intéressant.
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