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Bilal, Apocalypse Nike
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Un héros hypermnésique, une secte toute-puissante qui tire sur tout ce qui pense. Dans les ruines de Sarajevo, «le Sommeil du monstre» d'Enki Bilal projette la planète dans un futur apocalyptique puisant ses sources dans un passé récent. Entretien.
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New York, 2026 : dans un taxi survolant la ville, Nike Hatzfeld explique à une journaliste l'origine de sa «mémoire phénoménale». Il est né à Sarajevo, trente-trois ans plus tôt, c'était en 1993, en pleine guerre civile, et il se souvient de tout. Il a même réussi à remonter à son dix-huitième jour d'existence et pense parvenir jusqu'au jour même de sa naissance. Mais cette hypermnésie, qui lui a rapporté beaucoup d'argent il est devenu un spécialiste mondial d'«investigation mémorielle» et des maux de tête violents, lui pèse. Il voudrait bien se débarrasser de ce fardeau. Ce qui l'intéresse, c'est de retrouver Amir et Leyla, les deux autres orphelins nés quelques jours après lui dans le même hôpital au milieu de la même odeur de sang, et qu'il a juré de protéger toujours. Que sont-ils devenus ?
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Leyla vit dans une station spatiale et surveille l'univers où l'on vient de repérer les signes d'une vie extraterrestre. Amir survit à Moscou, mercenaire louant ses services au mieux-offrant. Quant aux projets de Nike, ils sont contrecarrés par les agissements d'Obscurantis Order, une secte terroriste militairement puissante et dont le but est la destruction de «tout ce qui touche à la pensée et à la science, à la culture et à la mémoire». Les capacités extraordinaires de Nike intéressent en effet les chefs occultes d'Obscurantis et ils ont décidé de l'instrumentaliser : leurs émissaires, deux androïdes dont l'une ayant les traits de la chère Pamela, disparue depuis trois mois, tentent de l'approcher. Mais les scaphandriers volants du FBII veillent et vont récupérer Nike à leur profit en le faisant passer pour mort...
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L'atmosphère du Sommeil du monstre, le nouvel album d'Enki Bilal qui paraît six ans après Froid équateur, est apocalyptique. La planète subit la loi des mafias, une série de catastrophes nucléaires a ravagé une grande partie de l'ex-Union soviétique et du Pakistan, une secte internationale s'appuyant sur les réseaux les plus intégristes des trois religions monothéistes et bénéficiant de fonds financiers énormes a entrepris son infernale entreprise d'«éradication» : attentats-suicides, grands autodafés, meurtres à grande échelle, en attendant la grande «Table rase». Les villes sont noires et déglinguées, plongées dans l'obscurité, balayées de vents glacials, envahies d'aliens, très dangereuses, inhumaines. Seules oasis encore vivables, les grands déserts terrestres et l'immensité de l'espace. Mais pour combien de temps ?
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Tous les thèmes de la littérature d'anticipation sont là, Bilal excellant depuis longtemps dans le genre. La force de l'album, très sombre, vient de l'entrecroisement sophistiqué de ce proche futur et du passé réel à travers la remontée de Nike dans sa prodigieuse mémoire : Sarajevo, la guerre, Leyla, Amir, les snipers, les carnages, les charniers, les mouches à viande, évoqués seulement par des mots, Bilal réservant les images aux aventures adultes de Nike. Mais l'horreur du passé et celle du futur se télescopent dans un même cauchemar, car la mission de Nike programmée par le FBII passe par Sarajevo. Le voici de retour dans sa ville natale, survolant «Sniper Alley two» de nouveau désertée, séquelle d'un nouveau conflit ayant éclaté en 2012, la ville étant devenue depuis le «laboratoire» d'un intégrisme «rampant» censé faire rempart au fanatisme dur. La mémoire ne servirait-elle donc à rien ? Le souvenir de Sarajevo ne pèse-t-il donc rien ? La réponse de Bilal, qui est né et a passé les dix premières années de sa vie à Belgrade, semble bien pessimiste, comme s'il voulait conjurer le pire.
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- Commençons par le nom de votre héros, Nike Hatzfeld. Nike, c'est la marque de chaussures ou l'anagramme de votre propre prénom ?
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- Je ne me suis pas rendu compte tout de suite de cette ambivalence. En fait, j'étais à la recherche d'un nom qui ne sonne ni serbe, ni croate, ni musulman. Je voulais un personnage d'orphelin, dont on ne puisse déterminer par le nom les origines exactes, car dans les Balkans tout le mal vient de là, du nom, de l'origine. On vous demande toujours ce que vous êtes, serbe, croate, bosniaque, slovène... Je me souviens, lorsque je tournais à Belgrade mon premier film, en 1988, tout le monde me questionnait sur mon nom : Bilal, mais ça vient d'où, ce nom ? C'est pas serbe, c'est albanais ? «Nike» est le fils d'un homme abattu par un sniper, retrouvé sans papiers mais chaussé de baskets, d'où le surnom.
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- Et Hatzfeld ?
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- C'est le nom du journaliste qui a retrouvé le bébé, en hommage à Jean Hatzfeld (1), que j'avais croisé à Bucarest après la chute de Ceausescu et dont j'ai beaucoup aimé les reportages et le livre sur la guerre en ex-Yougoslavie. Je trouvais que ce nom, Nike Hatzfeld, sonnait bien, c'était une identité accidentelle, neutre, qui correspondait à ce que je cherchais.
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- Cet album est-il votre vision après coup de la guerre en Yougoslavie?
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- C'est trop tôt. Je porte cette guerre en moi, mais je ne pouvais pas, je ne voulais pas la montrer en images. J'ai donc eu l'idée d'un texte parallèle à la BD elle-même, dans lequel Nike, qui est doué d'une mémoire exceptionnelle, raconte la guerre à travers les quinze premiers jours de sa vie. Plus que la guerre, c'est la mémoire qui me préoccupe, cette faillite perpétuelle de la mémoire qui fait que l'Histoire ne cesse de se répéter. La Shoah n'a pas empêché la purification ethnique, et Sarajevo est pour moi la ville-emblème de cette faillite de la mémoire. Et la mémoire, c'est avant tout du texte, ce n'est pas de l'image, même si ce texte peut à son tour faire naître des images : la chair rouge et vibrante d'un cadavre, ça ne se dessine pas, ça se nomme.
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- C'est un album difficile, qui exige beaucoup du lecteur.
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- J'ai l'impression d'avoir écrit un livre plus qu'une BD, avec deux niveaux de lecture. C'est un livre sombre, mais avec des moments de dérision : Nike a le nez perpétuellement cassé et sans cesse recousu, les nouveau-nés se plaignent sans cesse de l'état de leurs couches.
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- A un moment, apparaît dans le décor une affiche avec le portrait de Perec et la première phrase du livre est «I Remember».
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- La Vie mode d'emploi est un livre qui m'a profondément impressionné, cette façon très libre d'engranger un imaginaire très particulier, à la fois très quotidien et très fou. J'ai dans mon atelier un portrait de Perec sous lequel j'ai composé presque tout l'album. D'une certaine manière, cet album est le «Je me souviens» d'un survivant de Sarajevo.
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- Le problème de Nike n'est pas l'amnésie mais l'hypermnésie.
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- Oui, d'ailleurs ça lui donne des maux de tête très violents ! Il va falloir que dans la suite de l'histoire, dont pour l'instant j'ignore tout, il transforme cette hypermnésie.
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- L'intrigue du livre se déroule dans trente ans. Est-ce de la science-fiction ?
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- Plutôt de la prospective. Ce qui arrive à Nike n'est pas très éloigné de ce qui se passe, sur le plan scientifique notamment : le clonage, les manipulations, les armes cinétiques, tout cela est plausible, très proche. Les villes aussi, on n'en est pas loin.
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- Ces voitures qui volent, on a vu ça dans le Cinquième Elément ?
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- Mézières, qui a travaillé au scénario du film de Besson, a eu la même idée. Je ne le savais pas avant la sortie du film. C'était trop tard, je ne pouvais pas tout recommencer. Il y en avait déjà dans Blade Runner, c'est en train de devenir un code du genre, comme il y en a dans le western. Il fallait un peu d'air, d'altitude au-dessus de tout ce monde noir, glauque, obscur dans lequel évoluent Nike et ses deux amis.
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- Votre adversaire, c'est l'obscurantisme.
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- Il est la conséquence de la faillite de la mémoire. Il a toujours existé, mais aujourd'hui, il prospère sur le terreau du fondamentalisme religieux, que ce soit celui des taliban afghans ou des extrémistes juifs, et il bénéficie de l'aide des mafias et des réseaux d'argent. C'est désormais la plus grande menace. Pendant cinquante ans, on a vécu entre deux blocs, et finalement ce bipolarisme était plus confortable : il y avait deux camps, et on était d'un côté ou de l'autre. Aujourd'hui, on ne sait plus, les intégristes d'un côté, le FN de l'autre, l'esclavage technologique partout : les élans nés après la chute du Mur semblent avec le recul bien naïfs, presque grotesques.
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- Comment avez-vous travaillé ?
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- Case par case, sur de grandes feuilles blanches. Ce qui m'a donné une grande souplesse pour le montage, que j'ai entièrement effectué sur ordinateur. Au fond, je me suis servi de mon expérience du cinéma. J'ai inséré le texte de Nike au dernier moment, en le différenciant par sa typographie et son fond noir. J'ai relevé la table, et j'ai travaillé debout : un crayonné rapide, agrandi par photocopie, sur laquelle j'ai peint avec l'acrylique et le pastel. Fini la gouache et l'encre de Chine ! Cette manière de travailler m'a donné beaucoup d'énergie et de plaisir. Je me suis senti beaucoup moins bridé qu'assis, le poignet coincé par la table. Cela a été comme une redécouverte de ce travail, que j'aime par-dessus tout.
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